CHAPITRE XIV

Une éternité plus tard, Soheil tira Lorin par la manche.

— Les pirates arrivent. Que regardes-tu ? Ton visage me fait peur.

— Diourk. Je l’ai vu, pendu au bout d’une corde. Falouk l’a rattrapé sur la lande, le long de la voie de chemin de fer. La voie qu’ils ont suivie.

Soheil haussa le menton.

— Je ne vois que des ancres. Ne pense plus à cela, tu as eu une vision. Saint Escopal, ils sont des centaines !

Lorin se frotta les paupières. Il avait vu son frère, il en était sûr. Le radeau de Falouk avait dû se déplacer, parmi le flot mouvant.

Une mélopée de guerre tomba jusqu’à eux, sortant Lorin de sa stupeur. Il étreignit Soheil par les épaules.

— Il faut exciter le crabe-jardin, le faire sortir du groupe. C’est ici que va avoir lieu la curée.

— Ils seront sur nous dans une minute. Cachons-nous sous le crabe, en attendant que…

— S’il est harponné, nous serons écrasés sous sa masse. Non, il faut partir tout de suite. C’est notre seule chance d’en sortir.

Il contourna la volière sans prendre garde aux jattes de graines qu’il renversait, s’accroupit à la place du conducteur – un évidement dans la carapace du crustacé, juste derrière la tête. Lorsqu’il s’assit sur la peau souple, le crabe-jardin réagit en faisant crisser ses deux pattes de devant contre ses pinces atrophiées.

— Tout doux, souffla Lorin comme si la bête était sensible à sa voix.

Cinq trous, d’un doigt de diamètre, perçaient la carapace en figurant un polygone décentré. Chaque trou était surmonté d’encoches organisées en symboles rudimentaires. Certainement utilisés comme indices de fonction ou d’efficacité. Le prêtre avait dû tolérer cette violation de l’interdit d’écriture. Lorin grimaça de dépit. Savoir décrypter ces signes lui aurait été utile. Dino les connaissait peut-être, mais il était inconscient.

Il saisit la baguette de guidage, et l’enfonça dans le troisième orifice. Une chance sur cinq.

Le crabe-jardin eut un sursaut. Toute la masse remua, tandis que les pattes se déployaient.

— Ils sont là, hurla Soheil, en arrière. Dépêche-toi, le premier nous survole !

Le crabe s’ébranlait avec lourdeur. Lorin appuya sur la baguette, mais il n’obtint rien d’autre que des soubresauts. Il fallait titiller un autre endroit pour stimuler l’animal.

— Il y en a un qui nous suit !

Ils avaient dépassé le cercle de crabes. Des nomades leur crièrent de rebrousser chemin, mais ils avaient trop à faire pour se lancer à leur poursuite. La bataille s’engageait. Au-dessus de leur tête flottaient des amas de baudruches chargés de guerriers.

À sa gauche tomba le premier harpon, qui ricocha avec un bruit clair. Presqu’en même temps, d’autres suivirent. Malgré le cliquetis des pattes sur la lande de pierre, Lorin perçut les pointes d’acier se ficher en vibrant dans les cuirasses. Il serra les dents.

Des cris retentissaient. Lorin se força à ne pas regarder en arrière. Il enfonça la baguette dans le premier orifice.

Ce qui eut pour effet d’arrêter le crabe sur-le-champ.

Une fraction de seconde plus tard, un harpon se planta dans la roche, sous les antennules du crabe. S’il n’avait pas stoppé… Lorin enfonça la baguette dans l’orifice le plus à droite. Les pattes de l’animal tremblèrent – puis il se sentit littéralement soulevé.

Trop tard pour prévenir Soheil de s’accrocher. Il se cramponna, comme à des mâts, aux deux antennules dressées à angle droit.

Un flottement dans la course, suivi d’un ralentissement brusque. Lorin se retourna et jura entre ses dents : un harpon saillait du dos du mastodonte, à l’intérieur de la volière. Un long filin le rattachait au radeau de pirates qui se laissait tracter.

Fffuit, deux autres harpons s’enfoncèrent à leur tour. Le crabe marchait toujours. Délaissant la conduite, Lorin écarta les barreaux de bambou, et rejoignit Soheil qui, livide et figée, regardait le ciel.

Le premier harpon avait traversé le corps de Dino par le milieu de la poitrine, le clouant à l’animal. Lorin sortit sa hachette. Il lui fallut une dizaine de coups pour trancher le câble tendu, relié à la baudruche. Autant pour les autres.

Deux harpons volèrent, qui ne manquèrent leur cible que de quelques mètres.

Lorin se tourna vers sa compagne.

— Je l’ai vu, murmura-t-elle. Ton frère, Diourk… Falouk…

Il leva la tête à son tour, négligeant le sang rosé bouillonnant de la blessure et lui aspergeant les pieds. Le cadavre de Diourk pendait, traînant presque par terre. Le crâne à demi dénudé brinquebalait de droite et de gauche ; les bras décharnés avaient été attachés par-derrière. La tunique, moisie et trouée, était encore reconnaissable.

La baudruche continuait sur son élan, mais l’écart augmentait.

Lorin s’accroupit. Il était lavé de toute émotion. Soheil tenta d’arracher le harpon perçant Dino, mais elle ne réussit qu’à augmenter le flot de sang, qui s’écoulait pour s’accumuler dans une dépression de la carapace.

— Ne le tourmente pas, dit enfin Lorin d’une voix exténuée. La pointe est garnie de barbillons, elle ne ressortira pas.

Les effluves du liquide visqueux finirent par leur donner la nausée, et ils se réfugièrent à l’avant.

Deux heures passèrent. Le crabe marchait moins vite, à mesure qu’il se vidait de son sang. Le radeau de Falouk avait décru pour se réduire à un point noir, bientôt gommé du ciel.

Le crabe-jardin mit le cap de lui-même sur une petite oasis, constituée d’arbres évoquant des palmiers à plusieurs étages. Il se traîna sur quelques mètres, s’arrêta au niveau des premiers arbustes. Ses pattes se recroquevillèrent sous lui. Il mourut sans un souffle.

Soheil rappela Lorin au présent :

— Il y a encore quelque chose à faire. Prête-moi ta hachette.

Il s’exécuta, surpris. Elle abattit avec une sorte de rage les barreaux de la volière, chassa les oiseaux qui se dissimulaient dans les buissons. Les anases, les marsyas furent les premiers à s’égayer. Deux ou trois minutes après, quelques-uns regagnèrent leur nid. La jeune fille redonna son arme à Lorin.

— La côte n’est plus loin, lança-t-il pour secouer ses pensées. À trois ou quatre jours de marche, tout au plus. Nous trouverons bien un village qui veuille de nous, en attendant de trouver mon clan.

Soheil acquiesça dans un sourire. Lorin aurait voulu partager sa joie, mais trop de monde était mort.

Suivant le conseil de Soheil, ils passèrent le reste de la journée à faire des provisions de voyage. Puis ils repartirent vers le couchant, indifférents à la fatigue qui leur sciait les mollets, aux soleils mitonnant leur migraine sous leur crâne, uniquement soucieux d’installer le plus grand écart possible entre leur fuite et le champ de bataille.

Avant la tombée de la nuit, ils abordèrent une autre oasis.

Au matin, un radeau passa au-dessus des arbres, Lorin ne sut dire s’il s’agissait de celui de Falouk.

Il poursuivit sa route sans s’arrêter. Lorin regarda ses contours s’amenuiser dans le lointain, sans émoi particulier. Cela n’avait pas d’importance. Un curieux détachement s’était emparé de lui. Il faudrait sans doute plusieurs jours pour s’en arracher.

Trois jours plus tard, ils atteignaient la côte.

*

L’air marin avait une saveur différente de ce qu’il se rappelait.

— Est-ce l’air qui a changé, ou bien toi ? s’esclaffa Soheil.

Lorin sentit la tension qui l’habitait depuis des jours se relâcher tout d’un coup.

— Tu souris enfin, prononça-t-elle. C’est curieux, j’ai l’impression que ton labyrinthe a pâli sur ta figure. On dirait que tes traits resurgissent.

Lorin porta la main à son tatouage, comme s’il avait ressenti une vive brûlure.

— Tu te moques de moi ?

Elle secoua la tête, étonnée.

— Pourquoi te mentirais-je ? Je l’ai remarqué après que tu as vu la baudruche de Falouk.

Diourk ! Il était revenu s’emparer du labyrinthe qu’il avait toujours désiré, parce qu’il était plus digne de le porter. Mais non, ce n’était pas cela. Le labyrinthe avait pâli, il n’avait pas disparu comme il le ferait à sa mort.

Le sort de la caravane continuait de le hanter. Parfois, de moins en moins souvent, il pensait aux nomades, qui les avaient pris en charge sans contrepartie. Combien avaient survécu à l’attaque, et à quel prix ? Il n’osait imaginer ce qu’il était advenu de la rouquine.

Ils choisirent de remonter un des interminables chemins droits sillonnant la côte en tous sens, couverts d’une matière lisse et grise et qui sentait mauvais. Le soir, ils s’en écartaient, car de grandes machines vangkanes à roues molles filaient à toute allure, dans un vacarme infernal. En contrebas, la mer du Couchant jetait des paquets d’écume sale sur les rochers, qui s’irisaient alors de mauvaises couleurs.

Le deuxième matin, ils découvrirent, sur une plage de galets mêlés de débris, une vaste crique d’élevage de crabes. Prisonniers de bassins grillagés, ceux-ci paraissaient minuscules par rapport à ceux des nomades. Des Vangkanas arborant de drôles de tenues, d’une seule matière et d’une seule couleur, saupoudraient les bassins de granulés qui, eux aussi, dégageaient une odeur pestilentielle. Lorin descendit sur la grève en se tordant les pieds, et demanda au premier Vangkana s’il avait entendu parler d’une tribu qui serait arrivée la saison précédente. L’homme portait des verres teintés, posés sur un petit nez pointu. Il le fixa, intrigué.

— Tu ne causerais pas de ces crève-la-faim de l’année dernière ? Ce qu’il en reste bosse au complexe de production, près du Sest. Toujours en retard sur les délais, jamais pu se faire aux horaires fixes.

Lorin cacha son émotion en lui demandant où se trouvait le complexe de production. L’homme désigna le nord.

— Il faut compter trois cents bornes. Pas la peine d’essayer d’arrêter un road-train, mais peut-être qu’un camion vous prendra en stop.

Il lui expliqua la manière de s’y prendre, avant de retourner saupoudrer son bassin.

La plupart des camions traînaient une remorque ou une benne, certains en attelaient jusqu’à dix. Le Vangkana les avait prévenus que ceux-là ne pouvaient pas ralentir.

Il leur fallut une demi-journée pour qu’un véhicule accepte de s’arrêter à leur hauteur. Une machine presqu’aussi grosse qu’une locomotive, tirant deux fourgons sur roues molles, le tout uniformément recouvert d’une pellicule de poussière grasse. Ils grimpèrent dans une cabine fumeuse. Dans une expiration stertoreuse, le camion repartit. Le conducteur mâchonnait une cigarette rouge ; son haleine était fétide et son maillot de corps empestait la sueur macérée, mais Lorin était content de l’écouter bavarder, même s’il ne comprenait pas toutes ses paroles. Celui-ci évoqua un village appelé Dao, qui devait être rasé. Lorin en avait entendu parler. Pour quelle raison, déjà ?

Il évoquait avec nostalgie l’automne permanent d’une planète vangkane où il était né, qui n’avait qu’un soleil, ainsi qu’une lune. Fréquemment, ses yeux rapprochés louchaient en direction des jambes de Soheil.

Lorin regarda défiler le paysage à travers le verre fumé jusqu’à ce que ses yeux se ferment. Ce fut Soheil qui le réveilla.

— Regarde, nous traversons un fleuve.

— Le Sest, marmonna le chauffeur en allumant une autre cigarette nauséabonde. On arrive bientôt.

Le paysage s’était modifié. La route s’était éloignée de la côte, pour entrer dans une lande désolée, parsemée de bâtiments géants. Ils n’étaient pas rouillés comme à Port-Vangk, mais la lumière des soleils ne parvenait pas à les rendre attirants. La route les menait jusqu’au cœur du complexe de production, d’immenses bâtisses hautes comme des vaisseaux, rutilant comme des lames, qui venaient égratigner le ventre des nuages.

Lorin demanda au conducteur s’il avait entendu parler de sa tribu. Celui-ci se gratta l’entrejambe.

— Ah, c’t’histoire. Ils se sont assimilés, comme on dit. Je crois qu’Assoud, le type aveugle qui dirige l’équipe du soir, en fait partie. Il est au terminus des dumpers, près de la gueule du magnétolanceur. Vous voulez lui causer ?

Lorin hocha vigoureusement la tête. Le routier les déposa près d’un entrepôt de fret vide en forme de L, flambant neuf. Il leur conseilla en rigolant de se rendre au plus tôt dans un bureau de recrutement : dans les parages, la nourriture n’était pas gratuite, et le gibier plutôt rare.

Ils patientèrent deux heures à l’ombre du hangar en forme de L, observant le ballet de camions aussi massifs que des crabes-jardins, qui arrivaient, déchargeaient et repartaient. Autour s’agitaient des machines sur roues, qui se dirigeaient toutes seules, et entassaient des caisses sur leur dos. Le sol était recouvert d’une couche égale de cette pierre vangkane, le ciment.

Le cœur de Lorin bondit dans sa poitrine, lorsqu’il crut reconnaître la silhouette corpulente du chef de tribu, au milieu d’autres hommes.

Ses jambes volèrent au-dessus du béton.

— Assoudim !

L’homme se retourna.

— Lorin. J’ai reconnu tes pas. Par le Prophète, que fais-tu là ?

Lorin s’arrêta à quelques pas. Le Rêveur dont la peau fait couler le temps avait changé. Il avait épaissi, dans son uniforme identique à celui que portait l’éleveur de crabes de tout à l’heure. Des veines rouges striaient son nez, une barbe noire peu fournie hérissait ses joues maigres. Mais surtout, les boules de cuir de ses orbites avaient été remplacées par des globes de verre laiteux. Que s’était-il passé ?

Assoudim leva une main apaisante.

— Une seconde. Mon service commence dans dix minutes, mais je vais me faire remplacer par Oudad. Bien que je n’y voie plus, c’est moi qui répartis les tâches dans la section du fret.

Il s’éloigna, revint trois minutes plus tard.

— C’est arrangé, fit-il en l’entraînant par le bras vers le hangar. Je suis heureux que tu sois là. Mais les pas que j’entends, à côté des tiens, sont ceux d’une femme et non pas d’un homme. Où est ton frère ?

— Je suis avec Soheil, une tailleuse de sel, lança Lorin dès qu’ils furent revenus à l’ombre. Ensemble, nous avons fait le grand voyage et la volonté de Felyos est faite. Diourk est mort en route. Il a été très valeureux, il mérite de devenir adulte dans le pays des morts. Aujourd’hui est un grand jour, car je vous ai retrouvés et je veux que Soheil devienne ma femme au sein de la tribu. Où sont-ils, tous ? J’ai tant de choses à leur raconter, Rêveur.

Assoudim secoua la tête. Il paraissait avoir du mal à se représenter de quoi parlait Lorin. Il lui avoua que sa mémoire le fuyait comme l’eau d’une outre percée, depuis qu’on lui avait interdit, sous peine de renvoi, de raconter les vieilles légendes aux enfants ; on devait par contre leur enseigner les préceptes de la Bible escopalienne ou du Qor’ân Réformé, et le champ des anciens contes se laissait envahir par les ronces.

— Il n’y a plus de clan, Lorin. Je ne m’appelle plus Assoudim, mais Assoud. Les rêves m’ont déserté, depuis que j’appartiens à la FelExport. On m’a sommé de choisir, comme tous les survivants, entre l’Escopalisme et le Panislam. Je connaissais les Escopaliens, c’est pourquoi j’ai donné préférence au Panislam. Le Qor’ân m’a ouvert les yeux de l’âme et me contente, bien que j’aie du mal à en appliquer certaines règles – ne pas boire d’alcool, par exemple.

Lorin eut très froid, tout d’un coup. Il se rapprocha de Soheil, comme si elle pouvait lui communiquer de sa chaleur.

— Pourquoi as-tu parlé de survivants ? Qu’est devenue la tribu ?

— Il n’en reste qu’une trentaine. Les autres ont été victimes d’une épidémie foudroyante, attrapée auprès des premiers Vangkanas qui nous ont accueillis. Nous n’avons pas eu le choix. Pour être soignés, il a fallu travailler. Ces Vangkanas ne sont pas les mêmes qu’à Port-Vangk, ils viennent d’une autre planète, plus jeune. C’est pourquoi ils ont besoin de monde.

Il raconta que les installations qu’ils voyaient étaient récentes. Une multimondiale avait entrepris d’exploiter le versant est du continent. Où étaient passés les guerriers si rapides qu’ils pouvaient trancher en deux tous les fruits d’un dourlo que l’on secoue avant qu’ils ne soient tombés à terre ? Ils étaient devenus débardeurs ; les femmes, des prostituées dans les bars du complexe de loisir.

— Mais le labyrinthe, l’épreuve ?

— N’importe quel tracé aurait fait l’affaire. Le labyrinthe est un miroir, auquel on donne le sens que l’on souhaite. T’ai-je trompé ? Moi-même, je n’en suis pas sûr. Allons au bureau de recrutement. Ils ont besoin de main-d’œuvre. Peut-être arriveront-ils à te guérir de ton mauvais esprit. Ils sont très fort pour cela.

Lorin resta une minute immobile. Puis une main agrippa son bras, le tira en arrière. Comprenant le message de Soheil, il tourna les talons et partit sans un mot d’adieu. Le vieillard ne chercha pas à les rappeler.

Soheil et lui évitèrent le trajet des camions et se dirigèrent vers la côte, à travers une plaine noire et laide, dénudée de sa végétation. Les pensées de Lorin vagabondaient. Le but de son existence était maintenant derrière lui. Il avait retrouvé son clan, du moins les quelques membres qui avaient survécu à l’épidémie. Il en vint à penser qu’il était peut-être passé devant son but sans s’en apercevoir, et que celui-ci se trouvait quelque part sur le chemin parcouru. Se pouvait-il qu’il y ait deux sorties à son labyrinthe ?

Alors il regarda Soheil qui cheminait à ses côtés, et commença à comprendre que le but n’était peut-être pas ici, et que sa recherche n’avait pas été vaine, bien qu’elle lui ait parue, en découvrant le destin des siens, stérile et décourageante. Cette recherche redevint à nouveau désirable, et il évoqua les beautés de son voyage. Il conclut que l’important était arrivé non pas au terme de sa route, mais bien avant, pendant le trajet ; il n’y aurait jamais pensé si l’objet même du voyage ne s’était pas révélé inutile, au bout du compte. La volonté de Felyos se trouvait donc bel et bien accomplie.

Et la voix de son mauvais esprit lui souffla que l’affection qu’il sentait naître pour Soheil ne résisterait peut-être pas à l’épreuve du temps qui creuse les différences entre les êtres en d’insondables abîmes. Cette même voix ajouta que vivre avec une tailleuse de sel constituerait cependant une expérience intéressante, qui valait de ne pas être rejetée d’emblée.

Un vent frais soufflait de l’océan. L’eau non plus n’avait pas la même couleur que dans son souvenir. Ils s’arrêtèrent au bord d’une falaise pelée, léchée par des flots gris. Des degrés naturels descendaient jusqu’à des brisants guenillés de varech.

— Je ne sais pas où aller, dit enfin Soheil en perdant ses yeux comme des marées de lumière dans les brisants. Ma curiosité est satisfaite. Même après tout ce temps, ceux de mon clan ne m’accepteront pas. Je suis sans tribu.

Lorin eut une inspiration.

— Tu te souviens de l’oasis qui sert de refuge aux oiseaux de Dino, sur la Carapace. Ce serait bon d’y arriver avant l’automne. Je parle de nous, car cela me plairait que tu m’y suives. Comme toi, je suis sans tribu. Il n’y a plus de tailleurs de sel ici, je ne vois que des vêtements qui se ressemblent tous. L’îlot des oiseaux chanteurs, pourquoi ne pas en faire le terme de notre dernier voyage ?

FIN